LE DRAPEAU
La dernière fois que je l'ai vue, c'était rouge. Le ciel ressemblait à de la soupe qui frémit. Il était brûlé par endroits. Des miettes noires et du poivre parsemaient cette substance écarlate.
Un peu plus tôt, dans cette rue qui ressemblait à des pages tachées d'huile, des enfants jouaient à la marelle. En arrivant, j'entendais encore les échos de leur jeu. Les pieds qui frappaient le sol. Les petites voix qui riaient et les sourires comme du sel, mais déjà en train de pourrir.
Et puis les bombes.
Cette fois, tout intervint trop tard.
Les sirènes. Les cris de coucou à la radio. Trop tard.
En quelques minutes, des monticules de terre et de béton s'accumulèrent. Les rues étaient des veines ouvertes. Le sang ruissela jusqu'à sécher sur la route et les corps restèrent coincés là, comme du bois flotté après une inondation.
Tous, jusqu'au dernier, étaient cloués au sol. Un paquet d'âmes.
Etait-ce la destinée ?
La malchance ?
Qui les avait mis dans cet état ?
Bien sûr que non.
Ne soyons pas idiots.
C'était plutôt la faute des bombes, lâchées par des humains dissimulés dans les nuages.
Oui, le ciel était maintenant d'un rouge dévastateur. La petite ville allemande avait été déchirée une fois de plus. Des cendres floconneuses tombaient et c'était si joli qu'on avait envie de les goûter avec la langue. Sauf qu'elles vous auraient brûlé les lèvres et calciné la bouche.
Je le vois nettement.
J'allais partir lorsque je l'ai découverte, agenouillée.
Autour d'elle, comme un dessin, comme une écriture, se dressaient des montagnes de décombres. Elle serrait un livre dans sa main.
Ce que voulait avant tout la voleuse de livres, c'était regagner son sous-sol pour écrire, ou pour relire une dernière fois son histoire. Après coup, je me rends compte que cela se voyait sur son visage. Elle mourait d'envie de se retrouver dans ce lieu sûr, où elle se sentait chez elle, mais elle était incapable de bouger. Sans compter que le sous-sol n'existait plus. Il faisait maintenant partie de ce paysage ravagé.
Je vous demande une fois de plus de me croire. J'avais envie de m'arrêter. De me coucher. J'avais envie de dire :
« Je suis désolée, mon petit. » Mais je n'en ai pas le droit.
Je ne me suis pas couchée. Je n'ai rien dit.
À la place, je l'ai observée un moment. Et quand elle a pu bouger, je l'ai suivie.
* * *
Elle a lâché le livre.
Elle est tombée à genoux.
La voleuse de livres a hurlé.
Lorsqu'on a nettoyé la route, son livre a été piétiné à plusieurs reprises. Les ordres étaient de dégager seulement les gravats, mais le bien le plus précieux de la fillette a été jeté dans la benne à ordures. Je n'ai alors pu m'empêcher de monter à bord et de le prendre, sans savoir que je le garderais et que je le consulterais un nombre incalculable de fois au fil des ans. J'observerais les endroits où nos chemins se croisent et je m'émerveillerais de ce que la fillette a vu et de la façon dont elle a survécu. C'est tout ce que je peux faire — remettre ces événements en perspective avec ceux dont j'ai été témoin à cette époque.
Quand je pense à elle, je vois une longue liste de couleurs, mais les trois dans lesquelles je l'ai vue en chair et en os sont les plus évocatrices. Parfois, je parviens à flotter très haut au-dessus de ces trois moments. Je reste en suspens, jusqu'à ce que la vérité perce.
C'est à ce moment-là que je les vois se concrétiser.
LES
COULEURS
Elles tombent les unes sur les autres. Le noir gribouillé sur le blanc global éblouissant, lui-même sur l'épaisse soupe rouge.
Oui, souvent, quelque chose vient me rappeler la fillette, et j'ai gardé son histoire dans l'une de mes nombreuses poches pour la raconter de nouveau. Elle fait partie de celles, aussi extraordinaires qu'innombrables, que je transporte. Chacune est une tentative, un effort gigantesque, pour me prouver que vous et votre existence humaine valez le coup.
La voici. Une parmi une poignée d'autres.
La Voleuse de livres.
Venez avec moi, si ça vous tente. Je vais vous raconter une histoire.
Je vais vous montrer quelque chose.